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De Rubaya au Luxembourg : la chaîne invisible du pillage du coltan congolais

L’enquête approfondie publiée par Global Witness en avril 2025 met en lumière une affaire aux implications géoéconomiques, juridiques et géopolitiques alarmantes. Au cœur de ce scandale se trouve Traxys, une société luxembourgeoise à la fois discrète et influente, considérée comme un acteur central du négoce international des minerais stratégiques. Selon les révélations, l’entreprise aurait acquis en 2024 quelque 280 tonnes de coltan auprès de la société rwandaise African Panther Resources Limited.

Si cette opération semble en apparence conforme, une convergence inquiétante de données douanières, de témoignages de terrain et d’analyses logistiques dévoile une tout autre réalité : le coltan en question proviendrait des mines de Rubaya, situées dans le territoire de Masisi, au Nord-Kivu, une région congolaise sous le contrôle effectif du groupe armé M23.

La gravité de cette affaire ne réside pas seulement dans l’origine douteuse du minerai, mais également dans les volumes en jeu. Selon les données de Statista, ces 280 tonnes représenteraient à elles seules environ 13,3 % de la production mondiale de coltan en 2024, ce qui place Traxys parmi les acteurs les plus influents d’un secteur hautement stratégique. Loin d’être un incident isolé, cette opération traduit une prise de position commerciale significative dans une chaîne d’approvisionnement minière marquée par l’illégalité et la violence.

En s’approvisionnant auprès d’un fournisseur soupçonné de blanchir du coltan extrait illégalement dans une zone de conflit, Traxys s’inscrit de facto comme un rouage fonctionnel de la logistique du conflit armé à l’Est de la RDC. Que cela ait été fait sciemment ou par négligence, l’effet est le même : l’entreprise contribue à la financiarisation d’un cycle de violence endémique dans l’une des régions les plus instables du continent.

Le groupe M23, acteur central de cette économie de guerre, est soutenu militairement et diplomatiquement par le Rwanda et figure sur la liste des entités sanctionnées par les États-Unis depuis 2013 pour ses multiples exactions, y compris des massacres de civils, des recrutements d’enfants-soldats et des atteintes au droit humanitaire. À Rubaya, les creuseurs artisanaux opérant sous contrainte doivent verser une taxe de 15 % sur chaque cargaison de coltan extraite, permettant ainsi au M23 de financer son effort de guerre et de destruction.

Ce système de prédation, pourtant bien documenté par les organisations internationales, reste invisibilisé aux yeux des marchés mondiaux grâce à des dispositifs de certification opaques, au premier rang desquels l’Initiative ITSCI. Présentée comme garante de la traçabilité des minerais, celle-ci est aujourd’hui fortement remise en cause. Global Witness va jusqu’à la qualifier de « laverie institutionnelle », permettant à des minerais issus de zones de conflit d’être légitimés sur les marchés internationaux via des certificats d’origine artificiellement nettoyés.

Ce scandale ne met pas seulement en cause la responsabilité morale d’une entreprise. Il révèle les défaillances systémiques d’une chaîne de valeur mondiale dont les standards éthiques s’effondrent dès lors qu’ils se heurtent à des enjeux financiers. En finançant directement ou indirectement un groupe rebelle responsable de crimes de guerre, Traxys ne viole pas seulement les principes de diligence raisonnable : elle devient un acteur opérant à la frontière de la légalité internationale.

Mais l’enjeu dépasse le seul cas Traxys. L’entreprise n’est pas isolée : elle est financée et pilotée par un groupe d’actionnaires puissants, tous exposés aujourd’hui à des risques juridiques, réglementaires et réputationnels majeurs. Parmi eux figurent :

  • Optiver Holding B.V. (Pays-Bas), un géant du trading algorithmique ;
  • LOM Financial Group (Bermudes), dans la gestion d’actifs offshore ;
  • İlbak Holding A.Ş. (Turquie), actif dans les médias, l’immobilier et les mines ;
  • Amos Capital / The Pallinghurst Group, spécialisé dans les investissements en minerais critiques ;
  • British Columbia Investment Management Corporation (BCI) (Canada), un des plus grands gestionnaires de fonds publics au monde, responsable de plus de 230 milliards USD d’actifs.

De plus, les actionnaires bien que souvent éloignés du terrain, ne peuvent ignorer la nature des flux miniers qui transitent par Traxys. Leur responsabilité fiduciaire est directement engagée, et ils s’exposent à plusieurs niveaux de sanctions :

  1. Sanctions secondaires américaines, pour complicité passive ou financement indirect d’une entité sous sanctions (le M23), via des flux économiques non filtrés ;
  2. Gel d’actifs personnels et d’entreprise, en cas d’enquête confirmant leur connaissance ou tolérance des violations ;
  3. Exclusion des marchés publics internationaux, notamment ceux financés par les États-Unis, la Banque mondiale ou l’Union européenne ;
  4. Enquêtes réglementaires nationales (au Canada, aux Pays-Bas, en Turquie ou aux Bermudes) pour manquement aux obligations ESG, voire poursuites pénales dans certaines juridictions.
Les dirigeants rwandais et luxembourgeois entrain de faire le deal.

Les dirigeants de ces institutions, souvent membres des conseils de gouvernance de Traxys ou signataires d’accords stratégiques, pourraient également être individuellement ciblés par des mesures restrictives personnelles : interdiction de voyage, suspension de licences, interrogations parlementaires, voire inclusion dans les futures sanctions OFAC ou UE.

Ce maillage de responsabilités et de collusions s’étend jusqu’aux sphères politiques. En effet, le Luxembourg, État hôte de Traxys, a été pointé pour son opposition à plusieurs initiatives européennes visant à sanctionner le Rwanda, malgré les preuves croissantes de son implication dans la déstabilisation de l’Est congolais. Ce positionnement alimente les soupçons de complicité étatique indirecte, dictée par la volonté de protéger un acteur économique jugé stratégique.

Cette dissonance entre la réalité du terrain et les discours diplomatiques atteint son paroxysme dans le cadre du partenariat entre l’Union européenne et le Rwanda, signé en 2022 et soutenu à hauteur de 900 millions USD via le programme Global Gateway. Ce partenariat, destiné à sécuriser l’accès européen aux minerais critiques, repose aujourd’hui sur un socle éthiquement intenable. Continuer à l’exécuter dans ces conditions reviendrait pour l’UE à financer un régime impliqué dans le trafic de ressources pillées et à contourner ses propres engagements sur les chaînes d’approvisionnement responsables.

Face à cela, la République Démocratique du Congo ne va pas temporiser. L’heure n’est plus aux protestations formelles, mais à une riposte stratégique articulée. La RDC va sans doute :
• Saisir le Conseil de sécurité des Nations unies, en déposant une plainte officielle contre le Rwanda et ses réseaux commerciaux ;

• Exiger un moratoire immédiat sur l’accord UE–Rwanda, et conditionner sa reprise à un audit indépendant des exportations rwandaises ;

• Lancer des poursuites internationales pour pillage économique, en s’appuyant sur le Statut de Rome et les conventions sur les ressources naturelles en période de conflit ;

• Imposer des sanctions ciblées sur toutes les entreprises ou individus impliqués dans le trafic de coltan congolais, y compris les sociétés européennes, rwandaises et luxembourgeoises concernées ;

Car cette affaire est plus qu’un énième épisode du pillage du Congo : elle est le révélateur d’une hypocrisie structurelle, où les métaux critiques de la transition verte sont extraits dans le sang congolais, blanchis dans les banques européennes, et transformés en profits pour des fonds d’investissement internationaux. Ce n’est plus un scandale : c’est un système.

L’affaire Traxys incarne le nouveau visage du colonialisme extractif : invisible, algorithmique, fiscalement optimisé, mais profondément destructeur. Il ne se nourrit plus de conquêtes militaires, mais d’alliances diplomatiques opaques, de certifications factices, et de l’indifférence complice des puissances occidentales.

Face à cette réalité, la RDC ne va pas reculer. Elle va s’ériger en puissance souveraine des ressources critiques, avec une doctrine minérale offensive, articulée autour de quatre piliers : transparence totale, justice extraterritoriale, diplomatie stratégique et contrôle national des flux. Car tant que le coltan du Kivu financera les guerres, et que le silence international couvrira les prédateurs, le Congo restera riche de ses minerais mais pauvre de ses droits.

C’est à cette rupture historique que nous sommes désormais entrain d’œuvrer.

Engunga IKALA / Directeur d’études au Cadastre minier

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