Alors que l’Afrique entre dans une nouvelle phase de transformation économique et politique, la République Démocratique du Congo se trouve face à un choix historique : continuer à subir les déséquilibres hérités de son histoire, ou s’imposer comme le moteur d’un développement structurant, intégré et continental. Pays-continent au cœur du continent africain, la RDC possède des atouts exceptionnels, abondance en ressources naturelles, réserve agricole majeure, carrefour hydrographique stratégique, mais reste fragmentée dans son développement. Le contraste entre l’Est et l’Ouest du pays illustre cette fracture de manière flagrante.
Depuis la colonisation jusqu’aux politiques d’aménagement contemporaines, l’Est de la RDC a concentré l’essentiel des investissements économiques et logistiques. Appuyé sur des corridors miniers dynamiques vers la Zambie, la Tanzanie ou le Rwanda, il bénéficie d’infrastructures relativement connectées aux marchés internationaux. À l’inverse, l’Ouest du pays, notamment les provinces de la Mongala, de l’Équateur, du Sud-Ubangi, du Bas-Uélé ou encore de la Tshuapa, reste dans une situation d’isolement profond. Peu ou pas desservies par des routes revêtues, sans chemin de fer fonctionnel, ces régions agricoles riches vivent aujourd’hui coupées des grands flux commerciaux, comme si elles étaient géographiquement extérieures à la nation.
Ce déséquilibre Est–Ouest constitue l’un des principaux obstacles à la construction d’un espace économique national cohérent. Il alimente les inégalités territoriales, affaiblit la cohésion nationale et limite le potentiel de transformation intérieure de la RDC. Il est donc impératif, non seulement d’investir dans des infrastructures, mais surtout de repenser la structure même du réseau logistique du pays, en créant des axes transversaux capables de reconnecter l’Ouest au reste du pays et du continent.
C’est dans cette logique que le corridor Kasindi–Douala, validé dans le Plan d’Action Prioritaire 2 du Programme de Développement des Infrastructures en Afrique (PIDA PAP2), prend tout son sens. Traversant l’Ouganda, la République Démocratique du Congo, la République Centrafricaine et le Cameroun, ce corridor propose de relier les ports de l’océan Indien aux côtes atlantiques de l’Afrique centrale, en passant par le territoire congolais. Mais au-delà de sa vocation régionale, ce corridor doit être conçu comme un projet national de correction des déséquilibres structurels internes, et notamment comme le premier véritable axe Est–Ouest fonctionnel à travers le territoire congolais.
L’axe passerait par Kasindi, Beni, Kisangani, puis remonterait par Lisala, Gemena et Zongo pour atteindre Douala. Ce tracé, en ouvrant l’Est productif aux débouchés maritimes de l’Ouest, et inversement, brise l’enclavement logistique de l’Ouest congolais. Il permet à des milliers de producteurs agricoles, d’artisans, de commerçants et de PME rurales aujourd’hui enfermés dans des circuits locaux de survie, d’accéder à des marchés régionaux plus vastes. Ce corridor n’est donc pas simplement un passage de marchandises : il est un outil d’équité territoriale, de justice spatiale et de reconstruction économique.
Pour que cette vision devienne réalité, la RDC doit assumer un rôle de leadership régional. Elle pourrait organiser une grande conférence interétatique intitulée “D’un océan à l’autre”, réunissant les pays concernés (RDC, Ouganda, RCA, Cameroun), les communautés économiques régionales (CEEAC, COMESA), les institutions panafricaines (Union Africaine, ZLECAf) et des partenaires stratégiques comme la Chine, la BAD ou l’Union Européenne. Cette conférence, qui pourrait se tenir à Kinshasa ou à Kisangani, serait l’occasion d’adopter une feuille de route politique et technique commune, de créer un cadre de gouvernance régional du corridor, et de formaliser les engagements financiers et opérationnels nécessaires.
L’enjeu de cette initiative dépasse le cadre strict des infrastructures. En créant une alliance régionale autour d’un corridor logistique majeur, la RDC se positionnerait comme l’architecte d’un modèle de coopération africaine fondé sur la connectivité, la solidarité territoriale et la souveraineté économique partagée. Elle démontrerait sa capacité à faire converger les intérêts géopolitiques régionaux avec les ambitions d’intégration continentale.
Dans ce cadre, un partenariat stratégique avec la Chine, dans l’esprit des Nouvelles Routes de la Soie, serait hautement pertinent. Pékin, désireux de sécuriser des corridors continentaux stables entre l’océan Indien et l’Atlantique, pourrait trouver dans ce projet une opportunité de coopération gagnant-gagnant, combinant investissements à long terme, transfert de technologie et ancrage géostratégique. Pour la RDC et ses partenaires, ce serait une manière de mobiliser rapidement les financements nécessaires (le coût global du projet est estimé à 2,7 milliard de dollars), tout en renforçant leur poids dans les négociations commerciales globales.
En somme, le corridor Kasindi–Douala ne doit pas être vu comme un simple projet de transport. Il est un catalyseur de justice territoriale, un pont stratégique entre deux océans, et un symbole fort d’une Afrique qui se construit à partir de ses propres forces. En prenant l’initiative politique de ce projet, la RDC peut rompre avec la logique de marginalisation de son Ouest, tout en bâtissant une nouvelle centralité régionale fondée sur la connectivité, l’inclusion et la transformation. Le temps est venu de faire de la RDC non plus une périphérie logistique, mais le cœur battant d’une Afrique intégrée, productive et souveraine.
Engunda Ikala, Analyste